… c'est l'État moderne qui fait régner la justice en tant qu'instrument d'un salut terrestre et du droit naturel...

Tout comme les sociétés sans État, l'Église n'a pas en principe à constituer une structure de pouvoir coercitive pareille celle d'un État ; mais de fait, elle tend à devenir elle-même un État, ou à entrer dans un conflit d'autorité théologico-politique avec les États. Non seulement l'Église ne peut faire régner la justice au nom de Dieu, mais les conflits religieux ou théologico-politiques ajoutent même au règne de la violence et de l'injustice, ce qui rend d'autant plus nécessaire le règne de l'État. 

L'État moderne doit faire régner la justice, en un sens renouvelé de l'État, de la justice, ce qui pose le problème du droit qui les fonde.

Il faut définir l'État comme une structure de pouvoir impersonnelle, c'est-à-dire d'un point de vue juridique, comme une personne morale, immortelle, distincte de la personne physique du monarque actuellement titulaire de ce pouvoir (ou d'une pluralité de personnes physiques, si c'est un assemblée qui exerce le pouvoir), garante de la perpétuité illimitée du corps politique.

Il faut que l'État soit souverain en toute indépendance dans le domaine terrestre, qu'il y dispose de la force et de l'autorité suprême pour assurer un salut terrestre seulement. Aucune autorité spirituelle ou religieuse qui transcenderait ce domaine terrestre au nom d'un salut transcendant, comme c'est le cas de l'Église, ne peut venir contester cette souveraineté.

Les conflits autour de la véritable nature de la justice peuvent dès lors être tranchés par la souveraineté terrestre de l'État : la loi édictée par l'État souverain, pour le salut terrestre de son pays et de son peuple, définit une justice conventionnelle, positive, qui neutralise toute thèse philosophique ou religieuse sur la nature de la justice.

Mais n'y aura-t-il aucune limite à ce pouvoir de l'​​​​​État souverain de décréter que sa volonté arbitraire est juste : le risque de tyrannie et d'abus de pouvoir ne revient-il pas, plus grand que jamais, si l'on ne trouve pas de fondement au pouvoir et à la justice de l'État ?